L'invention du droit du patrimoine culturel;une nécessité politique Un aperçu historique;une leçon pour le temps présent

Annie Héritier

MCF,HDR

Legs de notre histoire,le patrimoine culturel est une des traces laissées par cette quête inlassable et sans fin du vrai des civilisations en devenir.Cette trace n'est pas qu'un vestige figé du passé.Elle se dessine chaque jour注63

C'est un beau voyage auquel les organisateurs de ce colloque nous ont conviés;une belle découverte assurément que celle du patrimoine culturel注64.La destination est éminemment séduisante.Il existe à l'heure actuelle une évidence du patrimoine,en constante 《extension》注65.Il tiendrait la place du sacré dans nos sociétés contemporaines soumises au processus de désenchantement analysés par Max Weber et Marcel Gauchet,participant à un travail de deuil?;on lui confère une 《resacralisation》注66 nouvelle-Riegel annonçait au XIXe siècle Le culte moderne du patrimoine–.Alors,en effet,dans ces conditions,pourquoi ne pas accepter cette invitation au voyage?Il convient dès lors de prendre ce petit sentier,celui qui est sur notre droite,à peine visible depuis la grande route,peut-être avec un peu d'hésitation,pour découvrir et rencontrer la notion juridique de patrimoine,sous sa forme culturelle.Le voyage a en réalité déjà commencé.Les organisateurs ont rêvé puis élu une destination.Ils souhaitent 《développer l'approche juridique et institutionnelle du patrimoine dans une optique diachronique et comparée》.Une balise est déjà posée.Elle nous contraint déjà.Le voyage n'est pas à notre entière liberté:nos guides sont là,attentifs.Cela devait être une évidence pour eux car ils n'ont pas indiqué cette première marque注67.Nous sommes avec eux pour visiter des facettes du patrimoine culturel.Il est nécessaire de qualifier le patrimoine celui-ci devant indéniablement se distinguer du patrimoine de droit privé.La culture! Le mot est prononcé et déjà nous sommes interrogatifs.Comment la définir?Est-ce seulement un travail relevant de notre compétence注68?

Notre premier mouvement a été de nous plonger dans les rayonnages de bibliothèques,puisque le papier nous instruit.L'inflation patrimoniale des années 80 a laissé une bibliographie d'une richesse toujours en propension depuis?;les relations entre l'art et le droit interrogent de plus en plus.Nous sommes alors dans un entre-deux.Déjà presque parti,mais pas encore,notre esprit navigue déjà.Le droit de la culture devient notre horizon... Il n'est pas sans nuage puisqu'il n'existe pas de 《corpus uniforme》 du droit de la culture et que celui-ci connaît des mutations importantes.Nous le restreindrons alors,histoire d'annoncer une date de retour précise à notre entourage,au droit du patrimoine culturel,avec l'obligation première d'individualiser ces biens patrimoniaux des autres biens culturels注69.L'absence de mots ne sera pas notre compagnon de route manifestement;encore ne faut-il pas nous laisser séduire par l'excès de mots.A nous de tracer notre voie et d'emprunter ce fameux sentier.Là,juste à droite de nos pieds... et regarder ce qui s'y trouve sans se jucher sur des préjugés et ne pas buter sur ces lieux communs cacher sous des cailloux comme incarnés dans notre esprit.A nous de voir et de choisir ce que l'on veut retenir de ce monde finalement inconnu,sans prévenance,en voulant le comprendre en le saisissant de l'intérieur même.Le voyage sera pour nous historique.Le patrimoine culturel a une histoire.Une histoire sociale mais aussi une histoire juridique.Telle sera notre destination.Mais revenir de ces contrées lointaines en gardant uniquement une carte postale figée décrivant ce qui était sans en voir une photographie enseignante n'a que peu de valeur.《En chemin,vers quel éveil?》se demandait Gabriel Marcel注70.L'histoire juridique du patrimoine culturel n'a un sens que si elle permet de cristalliser des interrogations et de dire l'univers juridique du patrimoine tel qu'il est,tel qu'il sera ou comme il devrait être.S'il est à nos yeux un objet de recherches en histoire du droit (I),il est aussi un révélateur d'interrogations juridiques actuelles (II).

I-Le Patrimoine culturel,ou un chemin de découvertes historiques

Le juriste peut utiliser deux types de définitions afin d'appréhender la notion de patrimoine.Une approche ontologique consubstantiellement normative?:ce qu'est le patrimoine,ce qui est qualifié comme tel c'est-à-dire défini ou qualifié?;la seconde est celle de l'Administration:comment protéger les biens sélectionnés.Si la Révolution fran?aise a bel et bien inventé la notion juridique de patrimoine culturel (A),elle a affirmée aussi son exposition nécessairement publique (B) à des fins de protection.

A-Une notion inventée

Si l'historien doit se méfier de l'expression toute faite de 《tous temps》,il est parfois obligé de s'en contenter.Il semble que les hommes ont toujours accordé à certains objets une valeur 《autre》 et qu'il a aimé,qu'il a ressenti le besoin de s'entourer de ceux-ci.A en croire Julien Freund 《si le politique a été donné immédiatement avec l'homme et durera aussi longtemps qu'il existera une race humaine,il en est de même de la religion,de l'art,de l'économie et de toutes les autres essences.Aucune n'est chronologiquement antérieure aux autres?(...) et l'histoire n'est que le développement de toutes ces essences en manifestations concrètes et contingentes》注71.L'historien et philosophe Krzysztof Pomian vient à la rescousse des scientifiques lorsqu'il explique que la collection existe depuis le paléolithique注72:elle est donc un mode naturel d'agissement de l'homme.Mais ce n'est pas parce que l'on accorde à des objets des vertus particulières ou que l'on s'emploie à les assembler que la conscience patrimoniale existe.

Deux 《révolutions culturelles》existent.La Renaissance tout d'abord,période durant laquelle certains objets se désacralisent et se détachent de la pratique religieuse et cultuelle;la Révolution française,ensuite,dans le cadre de la philosophie du XVIIIe siècle,devient le catalyseur de la notion juridique de patrimoine culturel注73.La conscience politique des Beaux-Arts puise ses racines dans la fin de l'Ancien Régime,avant même qu'il ne chancelle.C'est,en France,un Etat qui plonge dans une nébuleuse de crises,confronté donc à un temps marqué par la discontinuité de l'histoire,qui-par la constitution de l'espace public des Lumières-prend véritablement conscience de l'existence d'objets d'art,dont l'intérêt qui leur est accordé transforme leurs fonctions originelles voire leur savoir-être de référence:ils deviennent alors ce que les juristes nomment une universalité de fait:le patrimoine culturel.En effet,l'objet artistique mobilier ou immobilier,est menacé à partir de 1789.Devenu propriété de la Nation,cette 《grande famille》 devenue orpheline de Père en 1793,il est comme objet aliénable du domaine public,soumis aux ventes à l'encan;comme symbole d'un passé abhorré,victime des massacres du vandalisme.Elle ne l'avait certainement pas prévu-les cahiers de doléances ne préviennent pas le monarque de revendications 《culturelles》–,mais,menant àson terme la réflexion sur l'utilité politique de l'art,la société révolutionnaire est soumise à l'obligation d'inventer le patrimoine artistique,nommé alors par un érudit mâconnais,François Puthod de Maisonrouge le 4 octobre 1790 devant les Constituants 《patrimoine national》 et composé des monuments historiques,lorsqu'il juge irrémédiable la perte des 《monuments》 provoquée par la nationalisation des biens de l'Eglise et interpelle les autorités politiques sur l'urgence de la situation.On avertit aussi du risque de la perte d'une collection précieuse de manuscrits et minéraux,actuellement 《en pleine vente》.A Talleyrand de réagir.Devant le pillage ou la dégradation de divers monuments,l'évêque fait prendre conscience à l'Assemblée de cette 《sorte de délit》,et l'oblige donc à reconnaître une responsabilité des pouvoirs publics face à l'objet d'art.Les députés prennent alors conscience de l'importance du patrimoine et de la menace de son irrémédiable perte.Ils consentent progressivement à considérer lesœuvres d'art devenues biens de la Nation comme différentes des autres biens.C'est ensuite une société révolutionnée qui rencontre l'objet d'art dans sa dimension patrimoniale;c'est la même société assistant à une récitation de régimes successifs et ce malgré une volonté affirmée de durer et de mettre fin à la Révolution qui entreprend de consacrer ce patrimoine.Alors que la société d'Ancien Régime,pourtant consciente de l'utilité politique des arts du dessin,voyant des musées s'ouvrir à Paris mais aussi 《en province》,restait juridiquement incapable de gérer ces biens du fait de la pratique administrative des petits domaines,la plus radicale exception à la loi fondamentale d'inaliénabilité du domaine de la Couronne,la société française se trouve dans l'urgente obligation de préserver ces monuments des arts,comme ils étaient alors appelés,monuments du passé.

Il n'existe donc pas de patrimoine par essence注74et jamais l'on ne trouvera de valeur patrimoniale innée.Le patrimoine culturel découle obligatoirement d'un travail de justification et de distinction,d'un aboutissement intellectuel,scientifique et social,nécessitant une certaine maîtrise intellectuelle-et donc une certaine subjectivité inévitable-sur les biens à sélectionner.Le Professeur Frier conviait un choix affectif,relevant de la force du symbole témoignant d'un sens assigné注75.La conscience patrimoniale permettant une filiation à rebours n'est qu'un préalable,les générations présentes choisissant leur père et-il n'y a qu'à se souvenir de la formule de René Char:《Leur héritage n'est précédé d'aucun testament》注76–:elle conditionne la reconnaissance et l'existence de 《biens affectivement (...) patrimoniaux》 et elle nécessite l'intervention du droit afin d'acter la reconnaissance du 《patrimoine légal》 à protéger ou conserver注77 puisque 《la valeur patrimoniale ne produit aucun effet juridique propre》注78.Ce choix justifie alors les 《nationalisations》 et des 《naturalisations》 d'?uvres d'art,concrétisation d'une véritable idéologie de la Grande Nation plaçant les œuvres à l'intérieur du périmètre tracé par les frontières de la France devenue la 《véritable patrie》 des arts,montrant au public,son propriétaire,les biens culturels ainsi patrimonialisés.

B-Une exposition publique protectrice

Ce patrimoine trouve une première réalisation dans l'institution muséale,institution encyclopédique s'il en est,puisqu'elle a vocation à rassembler en son sein les monuments d'abord choisis à l'intérieur puis à partir de la Convention au-delà des frontières.C'est quelques jours après le 10 aot 1792 que le musée est présenté comme seul garant envisageable aux destructions des monuments desœuvres d'art perpétrées alors à Paris.La dimension politique et esthétique du musée est alors clairement posée:elle permet la préservation de l'objet d'art en le situant dans un lieu appelé à neutraliser son symbole politique,son appartenance à un monde détruit.Les dispositions à prendre à l'égard du patrimoine relèvent désormais du domaine de la《loi》,acte normatif du souverain.Le représentant de la Nation《usufruitière》,《administratrice》《 gardienne》 ou《 conservatrice》du domaine,permet l'enrichissement des collections artistiques de l'Etat afin d'éduquer le public,de《fabriquer》 un homme régénéré.Le musée révolutionnaire-comme d'ailleurs le musée royal imaginé dès 1750-est un musée public en ce sens qu'il est dédié au public-un public éclairé correspondant à la naissante opinion publique-:le secret de l'exposition s'estompait;il disparaît dorénavant注79.On affirme dès décembre 1790:《Tous les monuments dont il s'agit appartiennent en général à la Nation.Il faut donc mettre,autant qu'il sera possible,tous les individus à portée d'en jouir》.Le musée devient alors le lieu de rencontre entre l'œuvre d'art et le public,son nouveau destinataire.L'idée est à nouveau attestée en mars 1794 dans une fameuse Instruction sur la manière d'inventorier et de conserver ces objets qui《méritent toute l'attention des vrais amis de la patrie:on les trouvera dans les bibliothèques,dans les musées (...) sur lesquels la République a des droits》.

Le principe étant énoncé,reste à rapprocher l'institution muséale du public,dans la mesure du possible,la rareté voire l'unicité des œuvres empêche de les disséminer à l'envie,parfaitement,sur l'ensemble du territoire.Le partage géographique注80 des œuvres à travers les musées est une question éminemment politique注81.Très tt,avant même l'ouverture des portes du Louvre le 18 brumaire an II,plusieurs musées comme ceux de Lille,Toulouse,La Rochelle,Reims,Nîmes,Arles,Dijon ou Nancy,accueillent des visiteurs plusieurs jours par semaine.Cependant,le statut des musées provinciaux est sujet d'incertitude.Le premier texte législatif à contenir des informations sur une éventuelle formation des musées en province est le décret du 16 septembre 1792 selon lequel une répartition des monuments relatifs aux Beaux-Arts doit être faite entre《le muséum de Paris et ceux qui pourront être établis dans les autres départements》.La circulaire du ministre de l'Intérieur du 3 novembre 1792 précise que les inventaires doivent permettre de trier les objets à vendre,à《classer》au Louvre,à déplacer dans les 《espèces de sections de ces deux grands monuments》que sont le Louvre et la Bibliothèque nationale.Si d'autres textes législatifs interviennent,le sort des musées de province semble fixé,en messidor an V,si l'on en croit une lettre de Bénézech,ministre de l'Intérieur:ils devront attendre la formation du musée central.Et jusqu'à l'instauration du Consulat,les bâtiments d'un musée unique resteront,dans les esprits,le garant de la fratrie des Beaux-Arts.Ainsi,dès 1790,le discours sur l'institution muséale grandit entre paradoxe et contradiction:il est partagé simultanément entre deux volontés contraires:réunir les œuvres à Paris ou les disséminer à l'intérieur du pays.Ces deux solutions répondent chacune à un principe politique-respecter l'unité de l'Etat ou obéir aux règles de l'égalité-mais également à une vision différente de l'espace de l'art:entre perfection du lieu de l'art et participation à l'espace artistique.Il revient d'évidence à Jean-Antoine Chaptal de créer-en légalisant une situation déjà existante-,avec l'intervention personnelle de Bonaparte,les musées de province,même si le terme musée n'est pas alors employé.Les Consuls signent le 14 fructidor an IX cet arrêté,instituant quinze musées dont les emplacements sont choisis pour les《proportionner au besoin》.Les autorités parisiennes,en application de ce texte,poursuivent des envois d'œuvres d'art qui avaient déjà été faits de façon exceptionnelle par le Directoire,dans les villes choisies-Bordeaux,Strasbourg,Bruxelles,Marseille,Rouen,Nantes,Dijon,Toulouse,Genève,Caen,Lille,Mayence,Rennes,Nancy-afin de former les collections muséales en ces divers lieux.Cet héritage culturel persiste dans le temps présent.

II-Le Patrimoine culturel,ou un lieu d'interrogations actuelles

Alors que les Révolutionnaires ont inventé la réalité du patrimoine culturel,ils ont naturellement eu recours à des notions qui à l'heure actuelle interrogent la doctrine et les Administrations nationales,locales ou internationales en charge de ces biens.L'idée de propriété culturelle注82 (A) liée à celle de l'intérêt culturel (B) ne sont pas des moindres.

A-Une propriété culturelle partagée

Alors que l'homme comprend sa relation à l'autre par ses rapports aux biens注83,les collectivités humaines se montrent par les biens qu'elles font-ou sont-leurs.On parle facilement de l'être et de l'avoir;il est aisé également d'imaginer la relation de l'être et du décor.A n'en point douter,le patrimoine culturel représente;à ce titre il détient une double fonction:à la place d'une chose absente,il opère une substitution de quelque chose à la place d'une autre chose puisil redouble une présence,exhibe et expose devant les yeux.A la《dimension transitive de la représentation》 se superpose indéniablementl'intensification de la présence.Le patrimoine,œuvre d'une décision politique,est la réalisation d'une société narcissique en quête de son identité.La doctrine juridique s'entend pour affirmer que le patrimoine,création artificielle,est intimement lié à des valeurs identitaires que Gérard Cornu nomme 《éminentes》注84.Si par essence,elle est un questionnement lorsqu'il ne s'agit pas d'un problème,l'identité politique ou culturelle trouve donc sa richesse dans la rencontre d'un aspect objectif-être tel ou tel-et d'un aspect subjectif d'un ressenti d'être tel ou tel.

Ainsi,à l'époque,si la Nation s'institue par le contrat politique,elle se construit en prenant appui sur les œuvres du passé注85 lui permettant d'élaborer sa propre fiction注86.Comme le député représente la Nation dans son ensemble,le patrimoine souligne l'unité politique de la Nation;il l'enferme dans son enceinte et l'immunise par son ordonnancement contre les désordres,face à des individus ayant perdu les repères hiérarchiques et sociaux qui les réunissaient.Par son intermédiaire,l'Etat qui,par nature,ne peut pas être actuellement et toujours présent,se montre et s'expose.Il fait son dictionnaire des monuments des arts pour désigner sa propre idée et pour sensibiliser l'homme aux principes nouveaux.Semblant être la réalisation d'une perfection fragile,il tente aussi de s'inscrire dans le temps.Le législateur attend du patrimoine une réponse sur les lendemains:il convoque le passé pour connaître son futur.Plus proche d'un édifice que d'un tas de pierres,l'Etat se structure et se bâtit de façon à durer,à ne pas s'écrouler à la moindre intempérie.La conscience patrimoniale qui se développe est autant une conscience du temps qu'une conscience de l'être.Ainsi,comme la souveraineté est nécessaire aux régimes politiques qui se succèdent-seul Napoléon aura soin de faire l'impasse sur ce concept-le patrimoine culturel devient indispensable à l'Etat.Si la souveraineté est la pierre d'angle de l'Etat,le patrimoine est approprié pour bâtir l'édifice de celui-ci,marquant ainsi sa trace注87.Parce que miroir de l'identité,les biens patrimonialisés sont《englobés》注88 par le droit à des fins de protection.La propriété de ces biens est très certainement le premier mode de protection imaginé:elle est du moins 《finalisée 》dans l'intérêt du bien注89... puis,en creux,dans l'intérêt de l'Etat,le droit《pour》 le patrimoine étant aussi un 《droit de propriété esthétique》注90.

Si l'idée de l'appropriation même des biens patrimoniaux semble évidente,comme toute logique,elle appelle tout de même quelques remarques.Si la propriété dans son sens le plus général est l'expression juridique de l'avoir注91,elle revêt en l'espèce un caractère public indéniable-les Révolutionnaires hésitant entre une chose publique et une chose commune-elle possède quelques caractéristiques la distinguant d'une propriété publique classique.Dans un régime d'Etat de droit,l'Etat souverain reste soumis à l'ordre juridique.Il demeure propriétaire des œuvres d'art tant que l'ordre juridique lui permet d'imposer à autrui sa relation aux choses et protège cette relation.Mais à partir du Consulat,puis sous la Restauration,des personnes et des institutions-l'Eglise,les émigrés ou les autres Etats européens-exigent le démembrement de la propriété artistique de la Nation française.Et c'est sans compter les collectivités infra-étatiques qui,bien que sans personnalité juridique,revendiquent des 《droits》 sur des biens qui leur ont été enlevés.La France est alors soumise à une obligation de donner,c'est-à-dire,selon l'acception du droit romain,de transférer la propriété:manifestement l'incorporation d'un bien dans le domaine national n'est pas définitif et irrévocable et les restitutions d'œuvres souvent possibles même si des moyens juridiques sont employés voire imaginés pour tenter de les éviter注92...et ce alors que le domaine est encore aliénable en droit mais décidé inaliénable par les instances administratives.En ce sens,la propriété et son droit restent relatifs.

D'autre part,un patrimoine culturel dégagé de l'idée de l'Etat souverain pénètre très vite certains esprits,comme chez Vattel par exemple dès 1758注93.Une coopération internationale est même désirée afin de protéger un patrimoine qui progressivement devient la possession d'une communauté internationale.Une telle idée est développée au mitan du siècle chez le cosmopolite Boyer d'Argens dans ses Réflexions critiques sur les différentes écoles de peinture.On la retrouve bien évidemment après la Révolution chez Boissy d'Anglas et dans les écrits de Quatremère de Quincy en 1796.Un auteur comme Henri Heine parlera plus tard de 《propriété du genre humain》 ou,comme Chateaubriand du 《patrimoine de l'univers》注94.L'idée d'une humanité reconnue par les juristes注95 est encore bien loin-celle-ci n'est encore qu'une notion philosophique apparue dans le champ culturel des XVIIe et XVIIIe siècles注96– mais il n'en demeure pas moins que la question est sous-jacente.Peut-on imaginer et mettre en œuvre une propriété d'un patrimoine culturel qui appartiendrait peut-être-et srement-aux Etats mais qui pourraient aussi être l'avoir d'une communauté autre,celle de l'humanité? Quoiqu'il en soit,le modèle de la propriété culturelle est justifié par un intérêt de protection注97.

B-Un intérêt culturel nécessaire

Il est utopique de vouloir tout s'approprier pour tout protéger et conserver.Dès lors des choix s'imposent et pour que de souhaits ils deviennent réalité,des critères sont établis obéissant à un intérêt culturel.Les normes juridiques sont en effet créées en vue d'une finalité précise constituée par des valeurs collectives à protéger ou à promouvoir注98.Le but de la protection du patrimoine n'est pas étranger aux valeurs qui le vivifient注99.Des critères sont très tt élaborés-intérêt d'art ou d'histoire-et demeurent toujours dans le Code du Patrimoine:ce qui relève du génie de l'art ou de l'histoire de l'art; ce qui est ancien-et une frontière temporelle est fixée-et ce qui a été détruit,un seul exemple répondant à ce critère,celui de la Bastille:c'est l'absence qui est ici 《protégée》,le 《lieu vide》 et nous ne sommes pas loin du patrimoine immatériel.

L'intérêt culturel alors appelé national-mais il deviendra après la loi de 1913 un intérêt public quand d'autres imaginerons un intérêt local de protection-justifie l'intervention de la personne publique et le droit qu'elle entreprend à l'endroit de ces biens devenus patrimoniaux et donne aussi sa cohérence à l'universalité qu'est le patrimoine.Il revêt une importance politique tout en produisant des effets juridiques.Politique parce qu'il assemble,permet à la société civile de s'approprier symboliquement l'œuvre d'art;juridique parce qu'il fonde l'intervention publique et l'invention du droit du patrimoine culturel.Une distinction juridique s'opère alors entre des biens culturels-les meubles précieux-classiques qui restent soumis aux volontés particulières et donc aux lois du marché et ces biens qu'il importe de garder注100.Le droit de propriété n'est donc pas un droit de propriété classique au sens où les juristes l'entendent généralement mais un droit de garde et de surintendance,une obligation de garder et de transmettre.

Derrière cette transmission,il y a le bien,les valeurs qu'il incarne,les hommes qui l'ont fait naitre.Le passé.Mais il y a aussi,plus caché,l'avenir et la cité entendu largement comme manière de vivre ensemble注101.L'Etat est un personnage imaginaire et abstrait qu'il est nécessaire de placer dans une dimension scénique et temporelle;il nécessite que son estrade soit construite puis son échafaudage dressé.Le patrimoine culturel permet l'existence de l'Etat dans l'ordre du groupe-sur la scène-et dans l'ordre du temps-dans le sens-.Comme on a pu écrire qu'il 《n'y a (...) pas de Nation sans culture》注102,il n'y a pas d'Etat sans patrimoine... et pas de patrimoine sans Etat.